samedi 15 octobre 2011

En mer

Tôt levés, nous faisons la queue pour prendre le cable car au terminus de Powell. La file d’attente est déjà longue. A en juger par le nombre d’appareils photo en bandoulière et la quantité d’individus plongés dans le déchiffrage d’un guide de la ville, il n’y a pour ainsi dire que des touristes, tout comme nous. L’engin arrive dans un sympathique brinquebalement et s’immobilise sur une plaque tournante actionnée à la force des bras, comme aux temps des pionniers. Remise dans le bon sens, la voiture accueille les voyageurs. La montée se fait dans le calme, le conducteur est là pour veiller à ce que tout se passe dans une atmosphère courtoise.

Une fois à bord nous observons avec quelle attention le gripman bascule son levier pour rendre le wagon solidaire du câble en perpétuelle marche caché sous la chaussée. Je comprends un peu mieux pourquoi il est si primordial ici de ne pas encombrer les intersections. Un tramway sans moteur ne doit pas avoir une immense liberté de manœuvre. Je me demande même s’il est capable de reculer. Toujours est-il que le véhicule est très évocateur de l’âge d’or franciscain, même s’il ne s’agit que d’une réplique moderne des voitures originales.

Dès l’arrivée à Fisherman’s Wharf nous découvrons une queue déjà conséquente pour le retour. Si tôt le matin, deux heures d’attente pour reprendre le cable car et revenir au centre ! Nous restons dans le coin pour visiter le quai des pêcheurs. Le nom du quartier est trompeur. Nul loup de mer en ciré jaune tirant sur sa bouffarde dans les parages. En revanche, boutiques à gadgets et fringues « I cœur SF » à perte de vue écrasent de leur talon de fer le souvenir de Jack London.

Nous nous laissons séduire par un rabatteur pour une visite en bateau de la baie. Ces gens-là ont le don de vous vendre leur truc en vous faisant passer pour des bienfaiteurs de l’humanité en général et de leur commerce en particulier. « Il ne manque que quelques places pour que le bateau puisse partir… Vous comprenez, grâce à vous le tour sera complet. » Nous cédons à ses boniments et alignons les dollars. Je prends possession du dernier siège du pont supérieur. Le souvenir de la visite glacée sur l’autobus à étages n’est qu’un vague souvenir, en cette fin de matinée le soleil inonde la baie et nous réchauffe agréablement. Trop : faute d’avoir emporté mon fidèle couvre-chef de randonnée Decathlon, je serai victime d’un beau coup de soleil qui fera bien rire mes collègues de bureau à mon retour.

Malgré ce qu’on nous a dit, le navire n’est pas complet et nous entendons le rabatteur héler les touristes sur le Fisherman’s Wharf (« Soyez sympas, avec votre aide, nous pourrons partir… »). Enfin, nous appareillons. Cap sur le Golden Gate Bridge ! Sans être démonté, le bras de mer soumis aux courants contraires venus du large et de la baie bouge tout de même un peu. Cela m’amuse plutôt mais je vois des compagnons de voyage tourner pâles. Je forme des vœux pour qu’ils n’aient pas encore déjeuné. Après le doux parfum de l’hôtel, je ne tiens pas à mêler les odeurs de bile à ma découverte du Golden Gate.

Une vingtaine de minutes plus tard nous contemplons le pont suspendu depuis le ras des flots. Je suis un peu vexé de n’avoir pas remarqué jusqu’à présent à quel point la distance était importante entre les deux tours du pont. Ce n’est pas faute d’avoir vu ce monument dans d’innombrables films mais, seulement aujourd’hui que je le regarde pour la première fois, j’appréhende l’immensité qui nous sépare de la rive de Sausalito, par-delà la deuxième tour. Sur le chemin du retour nous longeons l’île d'Alcatraz avec les vestiges de la prison de haute sécurité. Elle est bondée de visiteurs. Nous n’y mettrons malheureusement pas les pieds, les listes d’attente étant complètes depuis longtemps.

Débarqués sur la terre ferme nous nous dirigeons vers le Pier 39. Du Neptune’s Palace, à l’extrémité du quai, nous observons les deux célèbres colonies du lieu. L'on trouve bien entendu celle des otaries installées dans la rade. Face à elle, la non moins animée colonie de touristes, se pressant à qui mieux mieux pour immortaliser la vue. On ne saurait dire qui sont les plus patauds... Bonne affaire pour le commerce, dans tous les cas.

À travers les rues de San Francisco

Nous reprenons l’auto pour rejoindre le Larkspur Hotel, cher mais situé près de l’Union Square Park, l’un des hauts lieux de la cité. Voilà enfin les rues pentues de San Francisco. Un régal ! Même à vitesse raisonnable, la Jeep fait de grands bonds. A chaque bosse, Alexandra crie de joie. Une attraction aussi joyeuse que tous les manèges du monde !

Je remarque que la hantise des San Franciscains est d’encombrer les intersections. Avant chaque carrefour, une signalisation explicite appelle à la vigilance. Personne n’ose s’engager tant que la voie d’en face n’est pas assurément libre, et l’impertinent qui prendrait ce risque est aussitôt klaxonné avec vigueur. Au-delà du souci légitime de contenir les embouteillages, j’ai dans l’idée que cette consigne est là pour garantir à tout moment un passage aux convois urgents – pompiers, ambulances… Une manière de conjurer la hantise du Big One ?

En dépit de son réel standing, notre hôtel pâtit d’un travers inhabituel. Dans les couloirs, et dans notre habitation surtout, flotte une faible et tenace odeur de crotte de chien. Il n’y a pourtant ni motocrottes confinée dans un placard, ni cadavre d’animal oublié dans un recoin. Nous l’avons vérifié. L’origine de ce relent ingrat restera un mystère. Dommage car sinon, la petite suite où nous logeons, avec son séjour, sa chambre et sa grande salle de bains, a tout pour plaire.

En fin d’après-midi nous embarquons dans un Open Top Double Decker Bus pour faire le tour de la ville. Nous aimons bien, dans nos premiers contacts avec une ville inconnue, la tradition de cette visite guidée. Grâce à elle nous pouvons noter les quartiers intéressants pour mieux en profiter dans la suite du séjour.

Nous sommes installés à l’étage, en plein air. Le guide passe dans nos rangs distribuer des châles épais. De telles couvertures en plein juillet ? Bien vite nous comprenons pourquoi. Malgré le soleil encore vif, un petit vent frais s’est levé.

Bientôt les courants d’air chargé d’humidité s’insinuent sous nos vêtements. Voilà que nous claquons des dents. Oui, on peut se trouver à la même latitude que l’Andalousie et souffrir du froid au cœur de l’été. Bizarrement il ne fait pas froid partout et tout le temps, la bise souffle plus ou moins selon l’axe qu’emprunte l’autobus. Les pires moments sont les intersections, quand les quatre vents obligent les touristes à rentrer le cou dans les épaules en espérant des temps meilleurs.

L’intérêt de la visite aurait pu nous réconforter. Mais notre guide parle très vite, trop vite. Nous perdons une bonne moitié des commentaires. Le peu que nous comprenons est émaillé de plaisanteries dont le sens nous échappe. Les autres visiteurs, avant tout soucieux d’échapper à l’insoutenable froidure san-franciscaine, ne sont pas non plus sous l’emprise d’une franche hilarité.

Le bus traverse des quartiers dissemblables. Nous passons de Chinatown à l’Italie et du front de mer à la fameuse salle du Philharmonique, contemplons des maisons colorées construites dans des rues pentues. Nous montons et embrassons le Golden Gate Bridge ainsi que l’île d’Alcatraz, puis redescendons et longeons les quais avec leur foule de visiteurs. Nous retrouvons après deux bonnes heures Union Square, notre destination finale, pour nous réfugier au Lori’s Diner. Là, entre Betty Boop grandeur nature et vénérable aéronef suspendu au plafond, nous reprenons des couleurs en faisant le bilan de la visite. A vrai dire rien ne nous a enthousiasmés - non que la ville nous ait déplu, mais les conditions de la visite étaient bien trop pénibles.

A table nous évoquons cette fameuse phrase évoquant le « pire hiver jamais vécu, c’était en juillet à San Francisco », attribuée à Ernest Hemingway par le Guide du Routard. Hemingway ? Pourtant la rumeur populaire tient Mark Twain pour auteur de ce trait d’esprit, ce qui est certainement faux. Le papa de Tom Sawyer a écrit quelque chose du même ordre, me semble-t-il, mais il parlait de Paris, pas de Frisco. Et il n’était pas question à cette époque de dérèglement climatique.

De retour à l’hôtel, enfin une bonne nouvelle : l’odeur ne nous incommode plus. Le ménage n’a pas été fait, mais nos nez sont bouchés.