mercredi 2 novembre 2011

American Virago

Pendant nos flâneries à San Francisco nous laissons la Jeep dans un parking de la rue Bush. Le jour où je vais confier la voiture aux bons soins des employés du garage, je ne trouve personne pour m’accueillir. Patience. Je commence à méditer sur l’impression que me fait cette ville quand un gars surgit on ne sait d’où et me dit tout de go : « Gimme your kiss. »

Bon, je sais bien qu’on est à Frisco et que les relations entre adultes peuvent prendre ici des aspects inhabituels, sans même parler de la réputation gaiement sulfureuse de la cité.

En dépit de cela, l’interjection si directe de mon interlocuteur me prend de court. Mes neurones en mode panique raniment au fond de ma mémoire de lointains souvenirs d’anglais scolaire.

« I beg your pardon ? » articulent mes lèvres sur le ton surpris et un peu hautain que donne l’accent d’Oxford.

« Your kiss ! Give me you kiss ! » répond l’autre en s’animant. Du doigt, il pointe carrément quelque chose au niveau de ma ceinture. Alors que mon esprit élabore les pires scénarios, je me rends compte qu’il en veut aux clefs de la voiture. « Aaah, my keys ! » soufflè-je dans un intense soulagement, tout en insistant sur le z final si important aux oreilles de mes profs d’autrefois. Je lui tends le porte-clefs. « Yes, your kiss », répond le gars en s’emparant de l’objet. Dans son for intérieur il doit maudire ces tocards d’étrangers. A moins que je ne sois tombé sur un zozoteur.

Nous ressortons la voiture pour emprunter le Golden Gate Bridge. De l'autre côté se trouve un monument où de nombreux visiteurs ont eu la même idée originale que nous. Il est vrai que la vue de cette arche légendaire aux cimes embrumées mérite tous les éloges.

Pour notre dernier jour à San Francisco et en Amérique nous allons déjeuner dans le plus célèbre restaurant de pizzas de la région. Tony's Pizza Napoletana, avec son nom sorti d'un nanar italien des années 70, attire tous les amateurs de ce genre gastronomique. Et tous les amateurs, cela fait beaucoup de monde : nous découvrons une file d'attente de plusieurs heures. Impensable, sous peine de rater le vol.

Notre plan B se nomme L'Osteria Del Forno, sur la Columbus Avenue. Nous sommes accueillis par une serveuse aux traits sévères. Elle nous désigne en haussant les épaules une table, puis vient noter notre commande d'un air consterné. Son attitude de matrone mal embouchée veut-elle crier à la face du monde le profond désintérêt que lui inspire son métier ? Les plats nous sont presque jetés dans un geste désinvolte.

Je me demande si nous ne sommes pas entrés, à notre insu, dans une annexe de ce fameux restaurant de Las Vegas où l'on paye pour se faire engueuler.

Mais nous tenons notre vengeance. En Amérique, le pourboire est libre. Voilà une arme formidable entre les mains des clients puisque le tips représente l'unique rémunération des employés de restauration. L'usage recommande d'ajouter à l'addition une somme allant de 15 à 20 pour cent de la note. Nous y avons toujours veillé avec scrupule, en pourfendeurs émérites de la réputation radine des Français. Nos savants calculs sur pourcentages et arrondis ont toujours privilégié la fourchette haute pour ne pas risquer de léser le serveur en cas de doute.

Nous tenons notre revanche aujourd'hui. Je me délecte par avance de ma force de frappe consumériste. Pour la première fois, je m'apprête à payer la note brute. Cette American virago n'aura pas mon pourboire.

Las, les deux sorcières qui tiennent le lieu ont pensé à tout. Selon la détestable coutume hexagonale, le service est déjà inclus dans l'addition. Nous ignorions que cela était possible dans ce pays. Impossible de retrancher quoi que ce soit. Nous sommes faits et défaits. Le cash si injustement mérité est aussitôt empoché par la mégère triomphante, qui nous congédie d'un coup de menton sec.

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