samedi 26 octobre 2013

10. De Bluff à Page

Forrest Gump
L'étape entre Bluff et Page n'a sur le papier rien d'effrayant. Trois heures de voyage tranquille : suivre la route 191, prendre la 160 à droite et enfin emprunter la 98 vers le nord, traverser la prosaïque cité de Page, et là, au bout du chemin, une jolie cabane de bois au bord du Lake Powell. Mais allez savoir pourquoi, il arrive que trois heures méticuleusement planifiées se transforment en un interminable voyage d'une petite journée.


Chemin du Navajo National  Monument

Trop confiants sans doute, nous quittons le Recapture Lodge alors que le soleil est déjà haut. En chemin nous stoppons pour profiter de la vue sur Monument Valley. Nous pensons trouver l'endroit même où fut tournée une scène mémorable de Forrest Gump. Après Kayenta, nous faisons un écart pour visiter le Navajo National Monument.

Ocre et sec, le pays navajo
Un autochtone


A l'encontre de toute habitude européenne, le mot "monument" désigne dans ce pays une merveille naturelle et non une quelconque construction de pierre. Le "monument" national navajo consiste en un vaste assemblage de grottes où vécurent d'antiques tribus hopis. Pas question d'y mettre les pieds : l'endroit, très vaste, se contemple de loin, après une randonnée sans anicroches d'une petite demi-heure.

Le "monument" : grottes vues de loin...

... et au téléobjectif
De nouveau sur la route - nous avons quitté la 160 "Navajo Trail" pour emprunter la 98, plein nord-ouest - nous songeons à trouver un coin pour un bon déjeuner. Mais les miles filent sans que nous trouvions le moindre endroit pour s'arrêter. Les localités sont toutes à l'écart de l'axe routier et je vois déjà se tendre le fameux piège abscons si familiers aux impatients indécis : continuer coûte que coûte dans l'espoir de trouver enfin un restau, pour risquer d'échouer en définitive à Page, affamés et nerveux ? Ou bien renoncer à tracer droit et forcer le destin ?

Je choisis la deuxième option. En dépit des protestations des filles, je prends la décision unilatérale de quitter la route. Plein d'audace je lance l'Infinity à la découverte d'une ville au nom exotique de Kaibito. Après tout, c'est moi qui tiens le volant et un capitaine digne de ce nom doit savoir chercher sa fortune malgré la gronde de l'équipage.

Route sans fin quand on a faim

Avec l'âme d'un Bougainville je me trouve donc en train de quadriller la fameuse ville. Hélas, hormis les alignements de baraques au toit plat l'endroit a tout d'un désert sans âme. La seule chose qui ressemble à un commerce est une station-service miteuse près de laquelle déambulent quelques Navajos aux larges chapeaux et à la mine fermée.

Après tout, n'est-ce pas ici que l'on découvrira l'authentique vie locale ? Nous trouverons bien ici de quoi manger sur le pouce. Avec un manque d'enthousiasme non feint je stoppe le 4x4 devant la station poussiéreuse. On ne peut pas dire que l'apparence soit trompeuse, l'intérieur est tout aussi délabré. Mais au moins il y a un comptoir avec de la nourriture qui ne se démarque en rien de la pauvre et calorique pitance fastfoodienne. Nous commandons quelques mets tristounets.

Comme par enchantement, les filles ne râlent plus. Elles ont été dénicher au fin fond du drugstore une authentique horreur culinaire, un fromage en tube qu'elle brandissent avec un air de triomphe. Mon estomac a beau réaliser des saltos arrière à la vue de cette abomination, je renonce à imposer mon veto. Il faut savoir accepter quelques entorses à ses principes pour assurer la paix sociale.
L'ignoble fromage en tube


Nous reprenons le chemin tant bien que mal rassasiés. Nous nous consolerions bien, les soir venu, avec le charmant bungalow aux pieds dans l'eau dûment réservé depuis longtemps depuis Paris.

Nous ne ne savons pas encore que jamais nous n’allions atteindre cette destination enchanteresse.


dimanche 6 octobre 2013

9. L'été en pente douce

Fort Bluff
La route n'en finit pas de décliner en pente douce vers Bluff. Selon la carte nous sommes presque arrivés et pourtant le panorama reste vierge de la moindre humanité. Hormis le noir ruban de bitume, nous ne voyons jusqu'à l'horizon qu'un immense paysage pierreux inondé de soleil. La voiture se dirige vers un de ces massifs rocheux comme nous en avons vus tant ; mais cette fois-ci, la highway s'abîme entre deux falaises abruptes. A la sortie du défilé, dans ce recoin insoupçonnable, se tapit Bluff

Un village, si l'on veut, à condition de se défaire de nos repères européens. Ici, nulle place centrale avec ses petits commerces et son église. De larges rues découpent un damier de bâtiments plats flanqués du sempiternel drapeau national. Les passants sont rares. La petite ville où rien ne se passe exhale un vague sentiment de torpeur.

Nous trouvons notre hôtel, le Recapture Lodge, à la sortie de Bluff. "Lodge" peut se traduire par "pavillon". Mais ce long bâtiment de bois tient davantage de la résidence, avec sa galerie en plein air qui court le long des chambres. Là, on abandonne ses pensées au doux va-et-vient d'un rocking-chair. L'endroit est parfait pour goûter à la quiétude un peu surannée de cet Ouest sans touristes.

Galerie du Recapture Lodge

Après le mercantilisme un peu trop insistant de Moab, nous savourons cette étape de charme. Mais nous constaterons bien vite que l'endroit n'a pas grand chose à offrir aux voyageurs. Les attractions du coin sont trois restaurants, le fort et une promenade en voiture dans ce qui est appelé avec pompe Valley of the Gods.

Belle américaine au Recapture Lodge


Le Twin Rocks Cafe, restaurant navajo surplombé par deux jumeaux de roche, fut notre plus pénible aventure culinaire du voyage. L'on vous sert avec la grimace une pitance sans âme. L'addition est corsée et l'on vous refuse d'un geste sec l'American Express en vous mettant sous le nez un écriteau "Cash or Visa only". Adieu, chers miles Flying Blue... La boutique de souvenirs propose les mêmes coûteuses babioles navajos Made in China que partout ailleurs. Nous n'avons pas pu tester les deux autres restaurants du village, simplement fermés.

Séance ciné chez les mormons

La visite du Fort nous réconcilie avec l'art du voyage. L'endroit est tenu par des mormons. L'on vous y invite avec une touchante bienveillance à regarder un documentaire sur l'épopée héroïque des fondateurs de Bluff. Nos craintes d'être embobinés dans je ne sais quelle propagande se révèlent infondées. Nous assistons, seuls dans une petite salle de ciné, à une projection - en langue française - retraçant le très long voyage d'une caravane de pionniers, partis depuis Salt Lake City tracer une route dans l'ouest sauvage. Cette expression usée jusqu'à l'os prend ici un relief inattendu. L'histoire de ces quelques familles engagées dans l'inconnu suscite une sincère admiration. Le point culminant d'une épopée de six mois reste le passage du Colorado, à l'endroit où deux canyons de part et d'autre du fleuve se font face. Ce point aujourd'hui connu comme the Hole in the rock fut rendu praticable à coup de dynamite avant que les chariots puissent s'y engager, maintenus à la force des bras par des cordages. Le plus étonnant pour moi est que cette aventure extraordinaire est relativement récente : en 1879, la civilisation règne sans partage sur toute l'Europe et Outre-mer ; mais la conquête de l'Ouest américain n'est pas achevée.

Pionniers


Dans le fort proprement dit, tout de planche et de poussière, l'on vous propose de vous habiller comme les vaillants pionniers. L'exercice est dénué de toute toute dimension vénale ou religieuse. Aucune photographe officiel ne surgit pour vous proposer ses services. En gilet rouge et muni d'une carabine de bois, je me plie de bonne grâce à un exercice somme toute émouvant que des montagnes d'or n'auraient pu me convaincre de pratiquer dans notre bonne France.

Autoportrait sans les mains

Au propre comme au figuré, Valley of the Gods est le Monument Valley du pauvre. L'entrée est gratuite, le paysage jamais extraordinaire. Ne soyons pas injuste : il serait fabuleux dans n'importe quel autre pays. Mais là, à quelques kilomètres de Monument Valley, la comparaison parle d'elle-même. La longue piste louvoie et ondule au fil de buttes et mesas de taille moyenne. L'on sort avec une pointe de soulagement de ce circuit agréable mais sans grande surprise, à ne surtout pas emprunter quand le temps est humide. Ce souci ne nous effleure pas, la température au sol touchant au seuil fatidique de 100 degrés Fahrenheit, comme nous l'indique le tableau de bord de l'Infinity.


Valley of the Gods

Valley of the Gods