samedi 30 novembre 2013

11. Lake Powell

Centrale au charbon navajo

Quand on me demande comment se sont passées les vacances aux Etats-unis, j'annonce tout de go que le plus grand motif de fierté est d'avoir pu respecter à la lettre, jour après jour, l'exigeant programme que nous nous étions fixés. Mais aussitôt je me renfrogne. Un amer souvenir me taraude. Tout a parfaitement fonctionné, à une seule exception : la location au bord du Lac Powell.

Tout s'annonçait pourtant bien, après une fastidieuse journée de conduite. Voici la ville de Page, signalée de loin par trois gigantesques cheminées crachant dans l'atmosphère d'épaisses volutes. C'est une centrale au charbon, l'une des usines les plus polluantes des Etats-unis. Curieusement, elle appartient aux Navajos, peuple que notre imaginaire associe spontanément à la protection de la nature et aux énergies douces. Mais le principe de réalité a des raisons que la raison ignore. Les Navajos roulent en 4x4 comme tout un chacun et leur centrale thermique zèbre de trois filets crasseux l'image éthérée d'un peuple épris de panthéisme.

Vue depuis la Wahweap Marina
Page a été fondée pour héberger les ouvriers d'un barrage sur le fleuve Colorado, dans les années 1960. La retenue devait emplir un canyon si vaste qu'il fallut pas moins de dix-huit années pour que le lac artificiel prenne sa forme définitive. Le résultat fut féerique. Cette vaste réserve aquatique au beau milieu du désert devait engendrer plages enchanteresses et paysages de légende. La végétation réapparut et les poissons proliférèrent. La rive incroyablement dentelée dessina finalement plus de 3000 kilomètres de côte - davantage que toute la façade du Pacifique.

Nous nous acquittons du droit d'entrée au parc national et rejoignons le guichet du Wahweap Marina. C'est dans ce complexe hôtelier, typiquement touristique mais sans équivalent pour son emplacement, que j'ai déniché il y a bien des mois l'offre exceptionnelle d'un bungalow tout de bois baigné par le flot placide du lac.

C'est du moins ce que je croyais. L'employée de l'hôtel examine ma réservation d'un air dubitatif et nous annonce sur un ton neutre que l'endroit est à cinq heures de route.

Nous restons bouche bée devant cette révélation. Devant notre inertie, le manager est appelé à la rescousse.
Sur une plage
Il confirme la chose : l'hôtel possède plusieurs emplacements autour du lac, et celui que j'ai dûment réservé se trouve à quelques centaines de miles au nord. Voilà pourquoi il était meilleur marché. Mais n'avions-nous pas reçu la carte de l'endroit avec la réservation ?

Dans mon for intérieur je me souviens en effet avoir reçu une carte dans ma boîte mail, et l'avoir aussitôt bazardée selon le principe que le GPS n'était pas fait pour les chiens. Le manager demande justement comment nous avons atterri ici. Était-ce à cause du GPS ? Je suis heureux de répondre par l'affirmative. Car c'était parfaitement exact : j'ai bien suivi le GPS. Mais après l'avoir mal programmé, précision que je considère superflu de partager à ce moment précis. Notre interlocuteur hausse les épaules en regrettant que ces appareils soient si peu fiables, s'empare de ma réservation et disparaît dans son bureau. Deux minutes plus tard il revient avec une bonne nouvelle : un appartement sur le bord du lac était justement disponible, pour la durée de notre séjour. Et pour se faire pardonner de ne pas nous avoir envoyé de carte, il nous offre la différence de prix.

Nous n'en revenons pas de la facilité avec laquelle la situation a été redressée. Le gérant a résolu l'affaire en un tournemain, sans râlerie et avec un sens pratique qui nous ravit. Le sens du commerce, dans ce pays, n'est pas un vain mot.

Nous prenons possession de l'appartement. Sa terrasse ouvre une vue admirable sur le lac. A la tombée du jour, nous contemplons même un coucher de soleil d'anthologie, de quoi faire largement oublier une pénible journée.


samedi 26 octobre 2013

10. De Bluff à Page

Forrest Gump
L'étape entre Bluff et Page n'a sur le papier rien d'effrayant. Trois heures de voyage tranquille : suivre la route 191, prendre la 160 à droite et enfin emprunter la 98 vers le nord, traverser la prosaïque cité de Page, et là, au bout du chemin, une jolie cabane de bois au bord du Lake Powell. Mais allez savoir pourquoi, il arrive que trois heures méticuleusement planifiées se transforment en un interminable voyage d'une petite journée.


Chemin du Navajo National  Monument

Trop confiants sans doute, nous quittons le Recapture Lodge alors que le soleil est déjà haut. En chemin nous stoppons pour profiter de la vue sur Monument Valley. Nous pensons trouver l'endroit même où fut tournée une scène mémorable de Forrest Gump. Après Kayenta, nous faisons un écart pour visiter le Navajo National Monument.

Ocre et sec, le pays navajo
Un autochtone


A l'encontre de toute habitude européenne, le mot "monument" désigne dans ce pays une merveille naturelle et non une quelconque construction de pierre. Le "monument" national navajo consiste en un vaste assemblage de grottes où vécurent d'antiques tribus hopis. Pas question d'y mettre les pieds : l'endroit, très vaste, se contemple de loin, après une randonnée sans anicroches d'une petite demi-heure.

Le "monument" : grottes vues de loin...

... et au téléobjectif
De nouveau sur la route - nous avons quitté la 160 "Navajo Trail" pour emprunter la 98, plein nord-ouest - nous songeons à trouver un coin pour un bon déjeuner. Mais les miles filent sans que nous trouvions le moindre endroit pour s'arrêter. Les localités sont toutes à l'écart de l'axe routier et je vois déjà se tendre le fameux piège abscons si familiers aux impatients indécis : continuer coûte que coûte dans l'espoir de trouver enfin un restau, pour risquer d'échouer en définitive à Page, affamés et nerveux ? Ou bien renoncer à tracer droit et forcer le destin ?

Je choisis la deuxième option. En dépit des protestations des filles, je prends la décision unilatérale de quitter la route. Plein d'audace je lance l'Infinity à la découverte d'une ville au nom exotique de Kaibito. Après tout, c'est moi qui tiens le volant et un capitaine digne de ce nom doit savoir chercher sa fortune malgré la gronde de l'équipage.

Route sans fin quand on a faim

Avec l'âme d'un Bougainville je me trouve donc en train de quadriller la fameuse ville. Hélas, hormis les alignements de baraques au toit plat l'endroit a tout d'un désert sans âme. La seule chose qui ressemble à un commerce est une station-service miteuse près de laquelle déambulent quelques Navajos aux larges chapeaux et à la mine fermée.

Après tout, n'est-ce pas ici que l'on découvrira l'authentique vie locale ? Nous trouverons bien ici de quoi manger sur le pouce. Avec un manque d'enthousiasme non feint je stoppe le 4x4 devant la station poussiéreuse. On ne peut pas dire que l'apparence soit trompeuse, l'intérieur est tout aussi délabré. Mais au moins il y a un comptoir avec de la nourriture qui ne se démarque en rien de la pauvre et calorique pitance fastfoodienne. Nous commandons quelques mets tristounets.

Comme par enchantement, les filles ne râlent plus. Elles ont été dénicher au fin fond du drugstore une authentique horreur culinaire, un fromage en tube qu'elle brandissent avec un air de triomphe. Mon estomac a beau réaliser des saltos arrière à la vue de cette abomination, je renonce à imposer mon veto. Il faut savoir accepter quelques entorses à ses principes pour assurer la paix sociale.
L'ignoble fromage en tube


Nous reprenons le chemin tant bien que mal rassasiés. Nous nous consolerions bien, les soir venu, avec le charmant bungalow aux pieds dans l'eau dûment réservé depuis longtemps depuis Paris.

Nous ne ne savons pas encore que jamais nous n’allions atteindre cette destination enchanteresse.


dimanche 6 octobre 2013

9. L'été en pente douce

Fort Bluff
La route n'en finit pas de décliner en pente douce vers Bluff. Selon la carte nous sommes presque arrivés et pourtant le panorama reste vierge de la moindre humanité. Hormis le noir ruban de bitume, nous ne voyons jusqu'à l'horizon qu'un immense paysage pierreux inondé de soleil. La voiture se dirige vers un de ces massifs rocheux comme nous en avons vus tant ; mais cette fois-ci, la highway s'abîme entre deux falaises abruptes. A la sortie du défilé, dans ce recoin insoupçonnable, se tapit Bluff

Un village, si l'on veut, à condition de se défaire de nos repères européens. Ici, nulle place centrale avec ses petits commerces et son église. De larges rues découpent un damier de bâtiments plats flanqués du sempiternel drapeau national. Les passants sont rares. La petite ville où rien ne se passe exhale un vague sentiment de torpeur.

Nous trouvons notre hôtel, le Recapture Lodge, à la sortie de Bluff. "Lodge" peut se traduire par "pavillon". Mais ce long bâtiment de bois tient davantage de la résidence, avec sa galerie en plein air qui court le long des chambres. Là, on abandonne ses pensées au doux va-et-vient d'un rocking-chair. L'endroit est parfait pour goûter à la quiétude un peu surannée de cet Ouest sans touristes.

Galerie du Recapture Lodge

Après le mercantilisme un peu trop insistant de Moab, nous savourons cette étape de charme. Mais nous constaterons bien vite que l'endroit n'a pas grand chose à offrir aux voyageurs. Les attractions du coin sont trois restaurants, le fort et une promenade en voiture dans ce qui est appelé avec pompe Valley of the Gods.

Belle américaine au Recapture Lodge


Le Twin Rocks Cafe, restaurant navajo surplombé par deux jumeaux de roche, fut notre plus pénible aventure culinaire du voyage. L'on vous sert avec la grimace une pitance sans âme. L'addition est corsée et l'on vous refuse d'un geste sec l'American Express en vous mettant sous le nez un écriteau "Cash or Visa only". Adieu, chers miles Flying Blue... La boutique de souvenirs propose les mêmes coûteuses babioles navajos Made in China que partout ailleurs. Nous n'avons pas pu tester les deux autres restaurants du village, simplement fermés.

Séance ciné chez les mormons

La visite du Fort nous réconcilie avec l'art du voyage. L'endroit est tenu par des mormons. L'on vous y invite avec une touchante bienveillance à regarder un documentaire sur l'épopée héroïque des fondateurs de Bluff. Nos craintes d'être embobinés dans je ne sais quelle propagande se révèlent infondées. Nous assistons, seuls dans une petite salle de ciné, à une projection - en langue française - retraçant le très long voyage d'une caravane de pionniers, partis depuis Salt Lake City tracer une route dans l'ouest sauvage. Cette expression usée jusqu'à l'os prend ici un relief inattendu. L'histoire de ces quelques familles engagées dans l'inconnu suscite une sincère admiration. Le point culminant d'une épopée de six mois reste le passage du Colorado, à l'endroit où deux canyons de part et d'autre du fleuve se font face. Ce point aujourd'hui connu comme the Hole in the rock fut rendu praticable à coup de dynamite avant que les chariots puissent s'y engager, maintenus à la force des bras par des cordages. Le plus étonnant pour moi est que cette aventure extraordinaire est relativement récente : en 1879, la civilisation règne sans partage sur toute l'Europe et Outre-mer ; mais la conquête de l'Ouest américain n'est pas achevée.

Pionniers


Dans le fort proprement dit, tout de planche et de poussière, l'on vous propose de vous habiller comme les vaillants pionniers. L'exercice est dénué de toute toute dimension vénale ou religieuse. Aucune photographe officiel ne surgit pour vous proposer ses services. En gilet rouge et muni d'une carabine de bois, je me plie de bonne grâce à un exercice somme toute émouvant que des montagnes d'or n'auraient pu me convaincre de pratiquer dans notre bonne France.

Autoportrait sans les mains

Au propre comme au figuré, Valley of the Gods est le Monument Valley du pauvre. L'entrée est gratuite, le paysage jamais extraordinaire. Ne soyons pas injuste : il serait fabuleux dans n'importe quel autre pays. Mais là, à quelques kilomètres de Monument Valley, la comparaison parle d'elle-même. La longue piste louvoie et ondule au fil de buttes et mesas de taille moyenne. L'on sort avec une pointe de soulagement de ce circuit agréable mais sans grande surprise, à ne surtout pas emprunter quand le temps est humide. Ce souci ne nous effleure pas, la température au sol touchant au seuil fatidique de 100 degrés Fahrenheit, comme nous l'indique le tableau de bord de l'Infinity.


Valley of the Gods

Valley of the Gods





dimanche 29 septembre 2013

8. Pierres et vacances

Double Arch


"C'est incroyable qu'il y ait tant d'arches dans le parc précisément appelé Arches", s'extasie une touriste à quelques mètres de nous. Ce mot désarmant me rappelle l'admiration d'un de mes amis devant le fait que l'eau bout exactement à 100 degrés, preuve ontologique à l'en croire de l'existence de Dieu.

Après l'épreuve inattendue de Delicate Arch, les autres randonnées dans le parc nous paraissent d'une facilité déconcertante. Le seul danger reste la morsure du soleil - si l'on fait exception des grappes de voyageurs. Sitôt débarqués de leur autocar, ces personnes sans doute charmantes individuellement mais insupportables en groupe se défoulent en piétinant avec une sonore allégresse les grands espaces. Nous en trouvons une belle brochette à Sand Dune Arch où certaines d'entre elles s'emploient à gâcher l'endroit par des jeux de plage bruyants et bébêtes que je pensais réservés aux littoraux fatigués de notre contrée.

Un "caterpillar"
Cette courte promenade, relativement ombragée par des gros rochers, est envahie de chenilles, sans doute la dernière bestiole qu'on s'attendrait à trouver dans ce "pierres et vacances" aride.

A l'ombre de la Pine Tree Arch

Une arche en sursis : la Lanscape Arch


Le chemin de Pine Tree Arch est moins facile d'accès et de ce fait plus accueillant pour les amateurs de nature. L'on peut même souffler à l'ombre bienvenue de l'arche. Cela est rare : beaucoup de ces formations sont en hauteur, difficiles voire interdites d'accès. C'est le cas pour la Landscape Arch dont la structure s'était en partie effondrée en présence de visiteurs, heureusement sans faire de victimes. La voûte est maintenant fragile et on s'attend à la voir s'écrouler pour de bon. Aussi a-t-on jugé bon d'en protéger l'accès par des barricades. Tout en enviant le touriste qui a eu la chance d'immortaliser la première catastrophe, je tiens mon Pentax fermement à l’affût de l'événement fatal. Mais quand nous repartons le bel arc de roche est toujours aussi vaillant, aussi précaire soit-il. Paris-Match attendra.


Parade of Elephants


Sur le sentier de Double Arch nous contemplons deux curiosités de taille. La première est la silhouette en trois dimensions d'un éléphant massif, avec toutes ses caractéristiques, sa bosse sur le crâne, sa trompe dressée vers le ciel et même l'emplacement des yeux.

La deuxième n'est pas documentée dans nos guides. Avec un pincement au cœur, je reconnais pourtant le PacMan, ou plus exactement son fossile de roc, en bordure du sentier. Son œil vif s'est éteint, et sa gueule mangeuse de fantôme reste crispée dans un dernier effort. Est-ce ainsi que périssent les héros de notre enfance ?

RIP PacMan



A deux pas de Moab coule le Colorado. Les Américains disent "river", mais c'est un faux-ami : le Colorado est bel et bien un fleuve. Je m'attendais à trouver le flot impérieux d'un court d'eau au nom si mythique. Pourtant non, le Colorado n'est pas très large. A cet endroit son lit est bordé par une falaise à pic ; du côté de la route, le sol forme une pente douce jusqu'à l'eau. J'identifie un endroit où le fleuve décrit une courbe et pense trouver à cet endroit une plage, comme on me l'avait enseigné à l'école. L'instruction publique disait vrai. Après cinq minutes de marches entre buissons sec et gravillons nous plongeons nos pieds dans le Colorado. Son opacité et la force avec laquelle il bouscule ses obstacles nous font deviner sa puissance. Gare à l'inconscient qui voudrait s'y baigner !

Après Moab nous nous rendrons à Page, au nord de l'Arizona, mais avant cela une étape est prévue à Bluff - où l'on ne saurait malgré son nom trouver une table de poker : une seule épicerie et trois restaurants isolés ne suffiraient certes pas à retenir les amateurs.


dimanche 22 septembre 2013

7. Arches



Delicate Arch


Mesa Arch, la première arche de notre voyage, se trouve bien dans à Canyonlands. Mais c'est dans le parc Arches proprement dit, assez proche du précédent, que l'on verra le plus de formations géologiques de ce type. Nous nous organisons pour arriver en fin d'après-midi. En effet, la célèbre Delicate Arch mérite d'être contemplée au couchant. On en trouve la figure dans tous les guides de voyage, et même sur les plaques minéralogiques de l'Utah. Curieux pays, décidément, qui utilise les immatriculations comme placards touristiques...

Organisés, donc, pour arriver au point P à l'heure H, c'est ce que nous pensions. Le parking est plein et j'ai bien de la chance de trouver un recoin pour faufiler l'Infiniti entre deux gigantesques camping-cars - si l'on peut les appeler ainsi, car ce sont plutôt des appartements roulants, avec salon, salle de bain et cuisine dernier cri.

Équipés comme il se doit - chaussures de marche, couvre-chefs, poche à eau dans le sac à dos - nous marchons bon train vers notre destination. Nous avions noté sur notre journal de préparatifs : "courte marche. 20 minutes".


La première partie du trajet - encore facile


Erreur de recopie ou mauvais conseil ? Au bout de vingt bonnes minutes, toujours pas d'arche. Nous suivons un chemin rocailleux qui monte et qui descend. Après chaque côte nous pensons trouver enfin l'arche à portée de vue ; mais ce sont encore d'autres montées et descentes qui s'annoncent. Loin, très loin devant nous, je vois d'autres randonneurs se presser sur le dos d'un rocher plat qui les emmène par-delà la ligne d'horizon. Je me demande bien ce que ces gens cherchent là-bas, puisque l'arche tant convoitée doit être à proximité ?

Notre enthousiasme froidit encore quand l'interminable chemin de caillasses rejoint ce fameux rocher plat. Et à notre tour nous ahanons sur l'échine pentue du roc, non sans jeter un regard rétrospectif et un peu amer sur la cohorte de promeneurs que nous distinguons loin derrière, pleins d'espoir sur le sentier rocailleux. Mais au bout se trouve certainement la récompense l'arche délicate, pensions-nous.

A l'assaut du rocher plat

A tort. Le chemin s'est maintenant rétréci et forme une corniche au long d'une falaise. Il faut non seulement éviter la chute mais se protéger par-dessus le marché des autres touristes qui font des moulinets avec leur trépied. Dans un souci d'immortaliser le crépuscule, j'ai forcé le pas pour prendre un peu d'avance sur les filles. Mais au vu de l'allure que prend la "courte randonnée" je décide de les attendre ; à ma grande surprise elles ne sont que quelques pas derrière moi. Alexandra, aussi naturelle que si elle allait à la boulangerie du coin, commente allègrement la situation. Sa fraîcheur contraste avec la mine harassée et impatiente des adultes. Vieillir, oh, vieillir...

La ballade touche à sa fin. Cet endroit si sauvage paraît pensé pour le spectacle. Un amphithéâtre de roche permet à chacun de s'asseoir pour admirer Delicate Arch tout en reprenant des forces. Le soleil est sur le point de disparaître mais le ciel est trop nuageux pour créer l'illumination espérée. Je me rabats sur les feux du couchant qui peinent à traverser l'éther.

Couchant


Mais l'arche est bien là, triomphale du haut de ses vingt bons mètres. Délicate, elle ne l'est pas vraiment. Cette nouvelle manifestation des puissances terrestres impose plutôt le respect. En dépit de cela il paraît qu'autrefois les gens du lieu l’appelaient "culotte de vieille fille", expression irrévérencieuse mais bien trouvée, il faut le dire.

Amphithéâtre de roche et Delicate Arch

Le chemin du retour, comme à l'accoutumée, est plus facile que l'aller. C'est que nous connaissons maintenant ces corniches, ces plats rochers et les ondulations du sentier rocailleux. Nous remarquons, loin dans le no mans's land, un touriste égaré. Il a voulu devancer son groupe et se trouve maintenant tout seul en pleine nature. Son guide, exaspéré, lui vocifère de rejoindre la meute, mais le quidam reste placidement là-bas, le nez dans les étoiles, sous l'emprise d'une contemplation muette. L'accompagnateur maugrée quelques mots dénués de tout politiquement correct et s'en file par des chemins de traverse récupérer la brebis égarée. Nous ne savons pas ce qu'ils sont devenus.

La nuit est tombée, une vraie nuit du désert plongé dans des ténèbres de sortilège. Nous nous mêlons à des groupes de Japonais qui sont équipés de lampes frontales : gadget salutaire en l'occurrence pour éviter les faux pas.

Les gigantesques appartements roulants sont partis et nous retrouvons la cellule douillette de l'Infiniti, isolée sur l'aire de parking. Là, nous nous remettons de la plus mémorable marche de notre séjour ; et songeons que la beauté naît aussi de l'imprévu.


mercredi 18 septembre 2013

6. Canyonlands


Nul n'est censé ignorer la loi de la gravitation. 

A quelques pas de notre sentier bée l’abîme de tous les vertiges. Une barrière, pour quoi faire ? Sautez donc, si cela vous chante ! Et ne venez pas vous plaindre si après avoir joué au mariole l'on vous récupère quelques centaines de mètres en contrebas éparpillé façon puzzle.

Upheaval Dome
A Canyonlands nous constatons une nouvelle fois combien l'individu est respecté. Le promeneur, considéré à juste titre comme un être doué de raison, est mis devant les conséquences de ses actes, fussent-ils de vouloir vérifier in vivo que la force d'attraction est bien fonction inverse du carré de la distance.

Your safety is your responsability, dit la pancarte.

On ne saurait l'oublier. Nous côtoyons vides abyssaux sans le moindre garde-fou. Chacun prend soin de soi, regarde où il met les pieds et évite de jouer au héros. Nous contemplons ainsi depuis les hauteurs le Upheaval Dome, structure naturelle faisant penser à un volcan surgi au beau milieu d'un lac de terre rouge.

Mais ce n'est certainement pas un volcan. La première théorie, placide, explique que cette structure s'est formée au fil du temps par le jeu de roches souterraines repoussant vers le haut des gisements de sel. La seconde, de type catastrophique, milite pour la chute d'une météorite. Le dôme en forme de cratère serait la séquelle du gigantesque impact.

Je retrouve ici la sensation inouïe qui m'avait étreint lors de la contemplation du Grand Canyon. Celle de voir une mer vidée de son eau. Un tel univers est impossible à embrasser d'un simple regard. Gouffres, pitons, combles et éboulis posent la mesure de la plus inouïe des rhapsodies en ocre.

La Mesa Arch est la première formation géologique de ce type que nous rencontrons.

Mesa Arch

Un boyau de roche pris d'on ne sait quelle convulsion jaillit d'un massif pour joindre la terre ferme quelques mètres plus loin ; l'échancrure ainsi formée dessine à travers l'éther une fenêtre sur un nouveau monde enchanté.




Vue depuis l'intérieur de Mesa Arch


Green River
La verte rivière de Green River se dérobe à nos regards. Elle est pourtant là, tapie dans les replis sédimentaires, secrètement protégée de la terrible chaleur de l'astre. Nous savons qu'elle ira nourrir de ses eaux émeraude le flot irrépressible du Colorado.

Grand View Overlook a toute la semblance du rêve d'un démon. La contemplation de ces déchirures effraye l'âme autant qu'elle l'attire ; nous mesurons notre insignifiance de pauvres bipèdes à l'aune de ces tableaux gigantesques pensés par un génie ou un fou.

Grand View Overlook


Le White Rim Overlook se mérite. Le trajet d'une heure - aller simple - à travers rochers lisses et xérophytes acérés mène aux confins du monde. Là, à l'abris sous un roc tout de guingois, nous méditons devant l'empreinte improbable d'une patte démesurée aux trois longs doigts.


White Rim

White Rim Overlook

White Rim Overlook

Je m'interroge sur la foi sincère qui imprègne ce pays. Est-on plus enclin à croire lorsque l'on côtoie de telles merveilles ? Comment ne pas être davantage conforté dans sa conviction en un au-delà quand l'on est le propre témoin de l'indicible ? Je me demande si la foi mormonne aurait pu se développer à ce point sans ces paysages dans lesquels il est si facile de voir la trace d'une puissance surnaturelle.


Un visiteur silencieux

Island in the Sky

Faute d'être un Terrence Mallick en pantalons courts et couvre-chef Décathlon, je dois renoncer à illustrer mon sentiment par la magie de l'image ; ces pauvres photos témoignent de mes vains efforts pour rapporter la fugitive impression d'un monde aride et géométrique qu'une une vie entière ne suffirait pas à explorer.


Dirty Red Art



lundi 16 septembre 2013

5. Moab

R & R Frontier Village, entre St George et Moab

Exaltés et pour tout dire un peu surpris d'être revenus sains et saufs de notre première vraie randonnée, nous reprenons aussitôt la route vers Moab, idéalement située près de deux célèbres parcs naturels, Canyonlands et Arches. Cette étape au départ de Saint George s'annonce comme étant la plus longue de notre séjour. Près de six heures de route nous attendent. Nous aurons la consolation de pouvoir nous installer à destination pendant quatre journées entières, sans bagages à faire et à défaire ni nouveau trajet de longue haleine.

A mi-chemin, je remarque en contrebas de la route une large baraque au toit vert. Un restaurant ? En effet. Le R & R Frontier Village accueille les convives par une statue rodéo très évocatrice qui fait songer à une attraction touristique. Pourtant non, c'est un authentique restaurant fréquenté par les gens du coin. Nous sommes bien tombés. La nourriture y est excellente et je me promets de laisser une appréciation très convenable dans Google Maps, même si nous lirons sur ce site d’autres commentaires plus mitigés. La qualité de la cuisine est peut-être inégale ? Mais ce jour-là nous y dégustons une viande de première classe, rapidement servis avec le sourire et sans se faire assommer par l'addition.

En début de soirée voici enfin Moab. Le voyage a été fatiguant, mais pas plus qu'une journée de bureau à rester assis derrière un écran, à envoyer des courriels à des gens singulièrement obtus et à recevoir des appels d'autres gens qui vous trouvent étrangement borné.

Le nom bizarre de cette ville est peut-être influencé par la Bible, ce qui se comprendrait dans cet état si pieu. Mais l'hypothèse devient étrange si l'on souvient que le Royaume de Moab était, selon les Écritures, voué à l’idolâtrie et aux pratiques incestueuses ! A mille lieu des habitudes vertueuses de nos candides amis mormons. Une origine peut-être plus sérieuse prétend qu'un mot indien, "moapa", désignant les moustiques, a été donné au lieu. Quelle que soit la vérité, on retiendra que ce nom revendique deux filiations que l'on ne saurait imaginer plus opposées entre elles.


Moab by night

J'ai choisi le Bowen Motel pour sa proximité avec le centre ville. Au moins je ne serai pas obligé de conduire le soir. Redevenu simple piéton je pourrai même goûter à la bière locale. Notre chambre est au rez de chaussée, un détail appréciable puisque nous nous parquerons juste devant notre porte pour nous occuper des bagages.

Du Coca pour ceux qui en voudraient

La tranquillité de Saint George est bien derrière nous. Tous les motels affichent "no vacancy" et les touristes sont nombreux. Nous le saurions bien assez vite, ceux qui traînent des enfants sont des Français tout comme nous ; les Italiens viennent plutôt en couple, et les Asiatiques se déplacent par groupes entiers.

L'endroit ne devient pas oppressant pour autant. Les trottoirs sont larges, il y a de l'espace, la vue vers le ciel est dégagée. Les rues adjacentes, calmes et pittoresques, reposent des boutiques de bibelots. Moab reste une vraie ville américaine.

Les restaurants sont nombreux. Sur la foi de notre guide, nous testons le Moab Dinner. "Ouvert tous les jours", annonce fièrement le Guide du Routard, que je ne sais par quel masochisme nous avons emporté avec nous. Oui, en effet, "tous les jours"... sauf le dimanche. Et c'est justement dimanche. Faute d'outils pour enterrer l'encombrant Routard, comme Michel Houellebecq dans Plateforme, nous ravalons notre déception et choisissons au jugé le Pasta Jay's qui a tout de l'attrape-touristes. Impression hélas confirmée par les faits, nourriture ni bonne ni mauvaise, salle bruyante et service désordonné. Mais au moins les fleurs de la terrasse attirent des colibris. Ces "oiseaux bourdonnants" comme on les appelle ici (hummingbirds) viennent butiner du nectar sous nos yeux.
Hummingbird

Nous faisons la meilleure expérience gastronomique de tout notre séjour - selon moi - au Eddie McStiff's Restaurant qui sert une authentique cuisine de l'Ouest, robuste et savoureuse. Encore aujourd'hui mes papilles frétillent de joie à l'évocation d'un T-bone steak d'anthologie.

En semaine nous aurons l'occasion de revenir au Moab Dinner  Cet établissement typique sait jouer sur la corde sensible : banquettes de skin et comptoir en alu, serveuses alertes en tabliers rayés et morceaux de Cadillac aux murs. Evidemment, tous les Français s'y retrouvent sous l’œil langoureux d'Elvis Presley. Nous y prenons un solide breakfast - il nous faut bien cela pour nous préparer à de longues randonnées.





Moonlight sur la Pancake Haus